Maïrine-Soize
Antoine Véran avait une ferme
sur le plateau de
Berthemont.
Quatre vaches, vingt lapins, une trentaine de poules, un cochon et deux
bêtes de somme. Pour nourrir tout son monde, quelques prés, quelques
champs autour de la ferme, et d'autres plus haut sur la montagne de
Férisson. Sa mère Françoise, que tout le monde appelait Soize, l'aidait
vaillamment sur cette terre qu'elle avait héritée de ses parents. Le
bonheur, quoi. Ou presque, quand on aime ça. Tout à son plaisir de régner
là-dessus depuis la mort de son père, Antoine arriva ainsi à la trentaine
sans trop s'en apercevoir. La terre lui prenait sa vie, mais elle lui
offrait beaucoup de libertés. Il ne pouvait que travailler, mais cela il
le pouvait sans avoir à obéir à un patron, et de l'aube claire à la nuit
noire. Cette terre, il pouvait aussi la modeler à son bon vouloir,
labourer une planche plutôt que l'autre, ensemencer de chanvre, de maïs ou
de blé, selon son choix, planter la variété de pommier qu'il voulait. Il
pouvait toujours faire plus. Sa mère le soutenait. Encore quelques années
sur cette lancée et il aurait fait un vieux garçon accompli. Un été, au
festin de Venanson, où il allait toujours quelques heures le premier dimanche de
juillet, il rencontra Anaïs, en fut amoureux et l'épousa à la
Sainte-Catherine. Le couple s'installa à la ferme de
Berthemont.
A Noël, on tua le cochon. Soize fut assez heureuse de pouvoir apprendre à
sa jeune bru à battre le sang chaud dans la bassine afin de l'empêcher de
coaguler. Elle lui montra comment nettoyer les intestins, avant de les
remplir de farce pour en faire de délicieux boudins. Et, à cette exception
près, la mère d'Antoine apprécia au plus haut point que sa belle-fille ne
se mêlât pas de sa cuisine. Anaïs aimait suivre son mari dans les champs
et prendre part à presque tous ses travaux. C'est elle qui trayait les
vaches l'hiver, qui les conduisait et les gardait au pré dès que l'herbe
verdissait. Elle donnait aux poules et aux lapins. Elle apprit même à
diriger les boeufs quand on en louait pour les labours.
L'année suivante, les jumelles naquirent le jour de la Saint-Jean d'hiver.
Soize, comme c'était souvent l'usage à l'époque, fut la marraine de l'une
des deux que l'on prénomma évidemment Françoise. Zéphirine appelait aussi
"Maïrino" la marraine de sa soeur, ce qui n'avait rien d'étonnant puisque
la plupart des enfants confondaient ce mot avec celui de grand-mère. Soize,
qui vieillissait, déclara alors qu'elle s'occuperait des enfants afin que
sa belle-fille puisse se consacrer davantage à la campagne. Anaïs accepta
à contrecoeur. Le soir, elle pouvait un peu se consoler en prenant le
temps de câliner ses petites filles, mais cela contrariait la belle-mère
qui trouvait qu'elle les pourrissait. La première fois où Soize employa ce
mot, Anaïs pleura dans son lit. Elle n'eut pas à en donner la raison à son
mari. Antoine avait compris. Il ne put rien dire, ni rien faire entendre à
sa mère, mais il fut plus attentif envers son épouse, et cette tendresse
nouvelle fut pour elle un réconfort. Pourtant non seulement Soize
s'accaparait de plus en plus des fillettes, mais encore elle s'arrangeait
pour interdire à leur mère tout travail dans la cuisine. Elle l'empêchait
de toucher au moindre ustensile, et tout particulièrement à une petite
marmite en terre qui résistait bien au feu. Elle tenait ce pignatoun de
son arrière-grand-mère et avait horriblement peur qu'on le lui casse. Elle
affirmait que cette marmite avait des qualités extraordinaires, en
particulier qu'elle cuisait très bien la polente, sans que la pâte de
farine de maïs colle au fond, ce qui est très appréciable pour le
nettoyage. Anaïs ne contestait ni les qualités, ni la fragilité, de ce
récipient. Jamais elle n'essaya de se l'approprier. Elle suggéra
simplement qu'on achète un autre pignatoun, dès que les moyens du ménage
le permettraient. D'un modèle plus courant, il pourrait ainsi être utilisé
par les deux femmes. La vieille ne répondit pas, mais elle disparut à la
fin du repas et ne revint que très tard, à la nuit tombée. Elle ramenait
le grand coq noir de Philippine du Panalou, son amie des mauvais jours,
celle qui habite la dernière maison avant le cimetière, en haut du village
de
Belvédère. Ce coq fut aussitôt rejeté par la basse-cour. Pour le
protéger, Anaïs demanda qu'on l'isole. Soize exigea alors de s'occuper
elle-même du poulailler comme autrefois. En fait, elle ne s'occupa plus
que de son préféré. Elle fit cuire à l'étouffée tous les autres coqs, et
laissa dépérir la plupart des poules.
A la foire de
Lantosque,
Antoine vendit un veau. Il acheta plusieurs marmites dont la forme et le
volume lui plurent. Mais il n'était pas satisfait pas car il se doutait
bien que sa femme ne pourrait guère les utiliser. Il hésita longtemps
devant un panier de poussins. Jean du Saminte s'en aperçut et se moqua de
lui. Tout content de retrouver son ami Jean, Antoine se confia à lui. Ils
firent ensemble quelques pas au bord du Riou où l'on avait attaché les
bêtes à vendre. – Malheureux ! lui dit Jean. Il te faut partir tout de
suite. Tu ne peux pas demander à la Maïrine de quitter sa maison, c'est
toi qui dois partir. – Mais les terres, que deviendront-elles ? – Elles ne
s'envoleront pas. Est-ce que tu sais où est ton trésor ? Est-ce que c'est
Berthemont et ta mère ou bien ta femme et tes filles ? Il faut
choisir. C'est une affaire grave... de vie ou de mort, peut-être. En un
éclair, Antoine vit ses jumelles allongées, mortes, noyées sous ses yeux
dans le Riou de Lantosque. La ferme et tous les terrains de sa mère lui
parurent dérisoires. Mais où aller, s'il abandonnait Berthemont ? Cela,
Jean ne le disait pas. Ils retournèrent vers les étalages des forains.
Antoine se retrouva devant les poussins piailleurs qu'il n'avait osé
acheter quelques instants auparavant. Il se décida tout à coup. Ces
poussins seraient pour sa femme, elle saurait en faire d'ici peu de
magnifiques pondeuses. Ils partiraient, les fermes à louer ne manquaient
pas. Il faut savoir ce que l'on veut. Après quelques discussions avec les
maquignons qui connaissaient tous les villages de la Vésubie, il sut
qu'une ferme restait à louer à Pélasque, chez Stève Manitchaou. Le métayer
venait de mourir, c'était à prendre tout de suite, ou pour le moins avant
le printemps. Anaïs fut enchantée par la proposition. On ne dit rien aux
fillettes. Le soir, Antoine dit à sa mère qu'on l'avait demandé pour aider
Stève aux labours d'hiver. Il ne voulut pas, la première fois, en dire
davantage. Il fallait de longues heures de marche pour descendre de
Berthemont à Pélasque et Antoine ne pouvait pas revenir tous les soirs
chez lui. Il passa une semaine entière à travailler seul sur la terre de
Stève Manitchaou. Ce qu'il en dit le dimanche à Anaïs lui convint tout à
fait. On expliqua à Soize qu'il était normal qu'Anaïs aille avec son mari
pendant la semaine. La Maïrine accepta sans discuter.
Le dimanche suivant, on n'eut pas à prendre la peine de lui donner de
longues explications. Elle avait compris. Le déménagement fut décidé pour
le premier janvier. On lui proposa de venir passer les mois d'hiver en
famille dans ce pays plus clément où l'olivier côtoyait le châtaignier.
Elle refusa, on n'insista pas. Antoine lui dit qu'il passerait par
Berthemont, en début juin, pour accompagner les vaches à l'alpage de
Férisson. Quand on sortit la carriole du hangar, les petites filles
étaient folles de joie. On attela le grand mulet qui n'obéissait qu'à
Antoine et on laissa l'ânesse à la ferme. Afin de ne pas trop chagriner
Maïrine, on n'emporta pas grand-chose. Mais les paillasses, la vieille
table, quatre chaises, une malle de vêtements, les outils, une cage avec
la demi-douzaine de poules qui avaient survécu, une autre avec les
poussins devenus poulets, une autre avec les lapins, cela ne laissait
guère de place à Françoise et à Zéphirine. Elles durent s'asseoir sur le
bord, tournée vers l'arrière, une couverture sur les épaules, et les
jambes dans le vide. On les avait chargées d'empêcher les vaches de
dépasser ou d'avertir si elles se laissaient distancer. Une voisine venue
assister au départ a raconté plus tard que la carriole venait à peine de
laisser derrière elle la chapelle Saint-Sébastien que le grand coq noir
entrait dans la cuisine d'où Maïrine Soize ne l'avait plus jamais chassé.
Le premier hiver à Pélasque se passa dans le bonheur des commencements.
Françoise et Zéphirine s'émerveillaient de tout. Le printemps, plus
précoce qu'à Berthemont, apporta des parfums et des jeux nouveaux pour les
fillettes. Antoine monta deux fois voir sa mère à la ferme. Il en revint
chaque fois harassé de fatigue et de méchante humeur. Sa mère s'était
pourtant contentée de quelques allusions qui paraissaient improvisées. La
terre à l'abandon devenait de jour en jour irrécupérable. Fassi, le
responsable du
canal, avait dit que le droit d'arrosage serait supprimé à ceux qui
n'entretenaient plus le canal. Le toit de la ferme prenait l'eau. Mais
sitôt Anaïs, Françoise et Zéphirine retrouvées, cette mauvaise humeur ne
durait heureusement que quelques jours. La veille de Pâques, on reprit la
carriole et le mulet pour aller passer deux jours avec Maïrine Soize. La
grand-mère fut heureuse de retrouver ses petites filles, mais elle avait
pris l'habitude de parler sans cesse à son coq et, même en famille, il lui
fut impossible de perdre tout à fait cette manie car le coq la suivait
partout. On se quitta dans la gaieté, en décidant de se revoir au moment
où les vaches monteraient à l'alpage.
Entre temps cependant, il y eut la visite de Guisèpe Cristini, le
colporteur qui venait de Vernante par le col de la Valmasque. Il
parcourait tous les villages de la vallée pour vendre sa mercerie et
rétamer les casseroles trouées. Ce Routo-Cassérolo, comme on l'appelait,
car il criait cela pour signaler son arrivée, jouait souvent les facteurs.
Il colportait, en plus de son bazar ambulant, quelques nouvelles plus ou
moins exactes. Cela lui fournissait une entrée dans des maisons où l'on ne
l'aurait pas reçu sans cela. Il laissait toujours croire qu'il en savait
plus qu'il n'en disait afin de prolonger sa présence dans les foyers.
Ensuite on n'osait plus le laisser repartir sans manger ou sans lui avoir
acheté quelques boutons ou un peu de ruban pour décorer le chapeau de
paille de la demoiselle. – Elle va mal, la Maïrine, déclara-t-il en
entrant. Et passant du coq à l'âne, il se mit à parler interminablement de
son pays et des montagnes qu'il avait dû traverser. Il offrit une image de
la Vierge à Zéphirine et un dé à coudre à Françoise. Anaïs fut obligée de
le retenir à dîner. Elle avait deviné qu'il ne dirait plus rien avant
l'arrivée de son mari. Quand Antoine fut là, le colporteur fit celui qui
ne pouvait pas parler la bouche pleine. Ou du moins ne pas parler de
choses importantes. On envoya les petites se coucher. Il fallut que ce
soit Anaïs qui revienne à la charge. En fait, il n'ajouta rien de plus.
Anaïs en conclut que Routo-Casserolo avait inventé la nouvelle pour se
faire valoir, ou pour les inquiéter. Antoine, lui, en fut réellement
troublé. Le matin, il laissa tous les travaux en plan, sella son grand
mulet et monta au plus vite à Berthemont. Il trouva sa mère dans le pré
occupée à surveiller l'eau. Elle se portait comme un charme.
Il lui raconta qu'il montait à
Saint-Martin-Lantosque chercher un fruitier pour l'alpage de
Férisson.
Sa mère le raccompagna vers le grand chemin qui longe la vallée de la
Vésubie. Passant devant la ferme, elle prit un bâton pour se soutenir dans
sa marche. Antoine remarqua alors combien elle avait du mal à cheminer
normalement. Il avançait lentement à côté du mulet qu'il tenait en bride,
mais Maïrine peinait à le suivre, boitant bas, courbée sur son bâton,
comme une vieille grand-mère qu'elle était devenue en quelques mois. Il ne
parla pas de cela à Anaïs. Une semaine avant le départ des vaches pour
l'alpage, il lui dit : – Tu sais, l'air de la montagne ferait du bien à
Françoise, tu ne crois pas ? Nous pourrions la laisser quelques semaines à
la ferme de
Berthemont, avec Maïrine... Anaïs comprit que son mari se
souciait plus de sa mère que de sa fille. Mais elle savait qu'il avait
fait beaucoup de sacrifices en abandonnant la terre de ses anciens. Elle
accepta. Un matin du mois de juin, on prit la route à l'aube. Antoine
marchait en tête, tenant par la bride le mulet chargé, et à sa main gauche
Françoise très fière d'aller devant. Les quatre vaches suivaient avec
leurs cloches des grands jours qui réveillèrent le village. Au Suquet, on
trouva Clérissi du Figaret qui attendait avec ses bêtes. Elles
s'ajoutèrent au petit troupeau. A
Lantosque, Clérissi les confia comme
convenu à Antoine et il s'en retourna vers son village. On arriva à
Roquebillière à temps pour se joindre au troupeau encore immobilisé le
long du chemin des scieries, en contrebas de
l'église des Templiers.
Chaque propriétaire placé en tête de ses bêtes s'efforçait de les retenir.
Le curé sortit sur le seuil de l'église. Il bénit les hommes, les vaches,
et la montagne. Sur un signe qu'il fit, l'enfant de choeur perché dans le
clocher donna quatre coups de marteau à la cloche. Tout le convoi
s'ébranla aussitôt dans un vacarme de sonnailles aux sons différents.
Françoise et Zéphirine n'osaient pas se retourner, elles avaient
horriblement peur de ces dizaines de cornes dont elles sentaient la menace
dans leur dos.
Lorsque l'on arriva à l'endroit où le chemin bifurque vers
Berthemont, Anaïs, une fille accrochée à chaque main, quitta le
troupeau pour emprunter le petit sentier qui montait à la ferme. Antoine
resta avec les hommes de la basse vallée qui conduisaient leurs bêtes sur
la montagne où les bergers les attendaient.
Il n'en redescendit que tard dans la nuit, chantant comme un fou sur son
grand mulet. Après avoir aidé à l'installation de la vacherie, il avait
fait la fête plus que de raison. Heureusement les petites dormaient et ne
l'entendirent pas. Cela ne l'empêcha pas de repartir très tôt avec Anaïs,
Zéphirine chargée tout endormie dans une des deux corbeilles du mulet,
sans avoir revu Françoise qui dormait encore dans le lit de sa grand-mère.
A la fin de ce mois de Saint-Jean, Anaïs fit un mauvais rêve. Elle
entendit sa fille Françoise qui l'appelait. Laissant Zéphirine à la garde
de la fille de Stève, elle exigea qu'Antoine l'accompagne à Berthemont le
dimanche suivant. Ils trouvèrent Françoise en bonne santé, mais comme
transformée. Elle parlait beaucoup moins. En fin d'après-midi, quand il
fallut se quitter, elle se mit à pleurer. Sa mère la prit à l'écart
derrière le bosquet de noisetiers pour la raisonner. Antoine en profita
pour discuter encore un peu avec Maïrine-Soize. Quand elle se vit à l'abri
des regards, la petite Françoise tomba à genoux. "Maman, je t'en supplie,
ramène-moi avec toi !" Anaïs en fut bouleversée. Que se passait-il ?
Françoise avoua ses angoisses. Le coq noir la terrorisait. Anaïs, qui
craignait tout autre chose, en fut rassurée. Elle embrassa sa fille, elle
lui expliqua qu'on mangerait un jour ce coq, et que l'inverse ne se
produirait jamais. Elle signala quand même la chose à Maïrine Soize afin
qu'elle surveille son coq. Mais quand, le dimanche suivant, Antoine dut
remonter seul à la vacherie pour le poids du lait ( il fallait que chaque
propriétaire contrôle, deux fois dans l'été, la production de ses bêtes ),
la crise de pleurs fut encore plus cruelle. Cette fois-ci ce n'était plus
le coq qui était en cause, mais Maïrine Soize elle-même. La petite fille
déclara que sa grand-mère partait toutes les nuits et qu'elle la laissait
seule avec le coq dans la grande ferme silencieuse. Le placard de la
chambre craquait alors très fort. Antoine ne savait comment rassurer sa
fille. Il en parla à sa mère qui lui dit qu'il ne fallait surtout pas
céder à ce caprice. Françoise était très heureuse avec elle. Elle
inventait toutes ces histoires pour attendrir son père. Il ne fallait
surtout pas raconter cela à Anaïs.
Antoine partit un peu contrarié de n'avoir pas pu calmer les angoisses de
sa fille. La première coupe de fourrage battait son plein. Le père de
Stève, assis sur l'aire les jambes écartées, lui martelait les faux avant
même qu'il le lui demande. La première coupe à peine terminée, il lui
fallut envoyer l'eau au pré et la surveiller toute la nuit pour qu'on ne
la lui enlève pas. Le lendemain, la moisson commençait. Il ne parla jamais
à Anaïs de ce que lui avait dit sa fille. Mais il accepta de faire grimper
Zéphirine sur le mulet quand il monta moissonner pour sa mère à
Berthemont. Pendant les deux jours qu'il resta à la ferme, il ne put
jamais approcher Françoise. Elle était devenue une véritable petite
sauvageonne qui dormait dans les finières et ne venait plus manger à
table. Accablé de travail, Antoine n'eut pas le loisir de s'occuper de
cela. Il n'en fut d'ailleurs pas trop inquiet car Maïrine-Soize le rassura
: Françoise ne se tenait à l'écart que pour mieux profiter de la présence
de sa soeur. Pourtant la fillette se livra à d'étranges confidences. Elle
révéla à sa soeur la raison de ses terreurs nocturnes. Depuis le jour où
ses parents l'avaient laissée chez Maïrine-Soize, le coq de
Belvédère l'avait persécutée. Il la détestait. On aurait dit qu'il en
était jaloux et qu'il voulait la chasser de la ferme. Il lui becquetait
brusquement les mollets sous la table au moment où elle ne s'y attendait
pas. Au début, elle criait, mais Maïrine-Soize éclatait de rire en disant
: "Mais ça n'est rien du tout ! Une fille de la campagne ne doit pas avoir
peur des animaux de la ferme." Une autre fois, elle insinua : " S'il
t'attaque, c'est que tu dois lui avoir fait un mauvais coup." Une nuit,
elle rêvait que le coq venait lui crever les yeux. Le cauchemar était si
épouvantable qu'elle éprouva le besoin de réveiller sa grand-mère. Mais
Maïrine-Soize n'était plus dans le lit. Françoise descendit dans la
cuisine à la recherche de sa grand-mère. La petite marmite en terre, à
laquelle Maïrine tenait tant, était posée sur un trépied au centre de la
cheminée. Un petit feu rougeoyait encore sous le pignatoun mais la
grand-mère avait disparu. Françoise dut remonter se coucher seule dans le
grand lit.
En racontant cela, Françoise éclata en sanglots. Zéphirine essaya de la
consoler comme elle put. Ce n'est pas pour ça que je pleure, lui déclara
Françoise. Je ne t'ai pas dit le pire. Elle passa le reste de la nuit à
gémir dans les bras de sa soeur sans pouvoir dire un mot de plus. La
deuxième nuit, elle parla davantage. Obsédée par le cauchemar du coq qui
venait régulièrement menacer ses yeux, elle était descendue de nouveau
dans la cuisine. Une chandelle brûlait et elle put observer par la porte
entrouverte un étrange spectacle. Maïrine-Soize, accroupie devant le
pignatoun, un pinceau à la main, préparait une cuisine d'un genre peu
commun. L'odeur sulfureuse qui s'en dégageait était intolérable. Françoise
la reconnut sans qu'aucun doute fût possible.
Un jour, Maïrine-Soize avait conduit Françoise en haut de
Berthemont, par un vallon obscur, dans un trou noir. Une eau glauque
qui laissait des traînées blanchâtres dans le ruisseau en sortait.
Maïrine-Soize avait obligé la fillette à boire cette eau. Elle lui avait
dit que c'était un remède souverain. Comme Françoise protestait qu'elle
n'était pas malade, elle avait rétorqué qu'on ne pouvait jamais en être
sûr et que cette eau, de toute façon, empêchait de le devenir. La fillette
dut boire. La nausée fut si forte qu'elle crut en mourir. Le liquide tiède
sentait l'oeuf pourri. C'était bien l'odeur qu'elle avait reconnue dans la
cuisine. Exaltée par la chaleur des braises qui rougeoyaient sous le
pignatoun, cette odeur, portée par la fumée qui envahissait la pièce,
devenait suffocante.
Françoise se garda bien de s'approcher de sa grand-mère. Maïrine-Soize
trempait à l'intérieur d'un mortier creusé dans une grosse racine de buis
un pinceau en poils de putois. Quand le pinceau était bien imprégné de la
sauce verte du mortier, elle s'en servait comme d'une spatule pour remuer
le contenu du pignatoun. Elle tournait de plus en plus vite en prononçant
des paroles que Françoise ne comprenait pas vraiment. Ces paroles
s'accéléraient au même rythme que le mouvement du poignet de Maïrine. Puis
tout à coup, le pignatoun se mit en mouvement sur son trépied.
La fillette entendit alors nettement : – "Viro-viro, pignatoun !"
Le reste demeurait inaudible. Et brusquement, Maïrine-Soize disparut,
laissant Françoise seule devant le pignatoun fumant.
Zéphirine était très impressionnée par le récit de sa soeur, mais pas
aussi effrayée qu'elle aurait pu l'être. Elle lui demanda de ne pas
manquer la prochaine occasion où Maïrine-Soize quitterait son lit. Elle
lui dit qu'il fallait la suivre de nouveau, l'observer et surtout bien
retenir toutes les paroles qu'elle dirait. Ensuite, il suffirait que
Françoise prononce les mêmes mots en faisant les mêmes gestes.
Le
soir, Zéphirine repartit à Pélasque avec son père et Maïrine-Soize
quitta encore le lit au milieu de la nuit. La porte du placard se mit
à craquer et Françoise eut peur de rester seule. Elle descendit et
observa la même scène que la première fois. Un peu moins effrayée,
elle put entendre nettement ces paroles:
– "Viro,
viro, pignatoun ! Faï-mi anar doun lis autres soun !"
A la
troisième fois, quand le pignatoun se mit à tournoyer sur le trépied,
Maïrine-Soize disparut.
Pour se
donner du courage, Françoise pensa fortement à sa soeur. Elle s'empara du
pinceau aux poils de putois, le trempa dans la sauce verte du mortier puis
dans le pignatoun en disant : "Viro, viro, pignatoun" et elle se mit à
remuer le breuvage qui bouillait dans la petite marmite. Mais elle ne
parvint pas à lui donner une impulsion assez forte pour le faire tournoyer
car elle avait oublié la fin des paroles. Aussi cette deuxième nuit rien
ne se passa.
Françoise
attendit avec impatience la troisième nuit. Elle avait retrouvé à l'aube
les paroles complètes et elle avait passé la journée à se les répéter afin
d'être sûre de ne plus les oublier. Quand elle entendit la grand-mère se
lever, elle se précipita à sa suite, observa la scène avec la plus grande
attention et dès que Maïrine-Soize disparut, elle prit le pinceau et
prononça très fort : "Viro, viro, pignatoun, faï-mi anar doun lis autres
soun !" Une fois, deux fois, trois fois. Puis sans aucun effort de sa
part, le pignatoun se mit à virer comme une toupie.
Elle se trouva aussitôt à la cime du grand châtaignier mort qui domine la
clairière de la source sulfureuse. Le souffle coupé par ce qui lui
arrivait, elle se sentait plus intriguée qu'effrayée. Elle imaginait tout
ce qu'elle allait raconter à Zéphirine, dont elle avait si bien suivi le
conseil. Cette pensée l'empêcha d'avoir peur de tomber; elle l'empêcha de
se dire que la petite branche sèche sur laquelle elle se trouvait pouvait
se casser à tout instant. Elle osa même regarder à ses pieds sans avoir le
vertige.
La lune éclairait
un rassemblement d'une douzaine de personnes qui faisaient cercle
autour d'un grand bouc dressé sur ses pattes arrières. Ce bouc parlait
comme un chef qui demanderait des comptes à ses soldats. Et toi,
qu'as-tu fait aujourd'hui ?
– C'est à toi,
Philippine du Panalou, de parler. Je t'écoute.
Et Philippine du
Panalou raconta comment elle avait empoisonné l'eau des fontaines de
Belvédère avec une décoction de racines de cytise. Le poison bien dosé
avait rendu tout le village malade mais sans faire de morts car Philippine
n'osait pas encore aller si loin. Le bouc dressé la félicita tout de même,
car l'intention était louable.
Il n'en fut pas de même
avec les suivants.
Prosper de Napal, qui
s'était engagé à lâcher des vipères dans les étals des forains de
Lantosque, n'avait trouvé que des vipereaux de six mois qui firent plus de
peur que de mal. Le bouc debout menaça de l'exclure de sa troupe. Prosper
de Napal dut promettre de faire mieux la prochaine fois, sans réussir pour
autant à calmer la colère du bouc.
Les soeurs Eugénie et
Polonie de Roumavas avaient, selon leur habitude, répandu une calomnie.
Elles avaient insinué que si les Belvédérois avaient été atrocement
malades, c'était parce que le fournier du village avait pétri le pain sans
se laver les mains après avoir touché un rat mort. Leur zèle de vieilles
commères, trop routinier, irrita davantage le bouc qui leur lança à la
tête des cailloux pointus.
Françoise avait reconnu
Maïrine parmi les personnes sombres qui entouraient le bouc. Elle trembla
à l'idée que sa grand-mère ne soit pas à la hauteur quand son tour
viendrait.
Le bouc l'apostropha
brutalement :
– Qui as-tu empoisonné,
Maïrine-Soize, dis-nous un peu ?
Perchée en haut de son
arbre mort, sa filleule ne reconnut plus la voix de Maïrine. Elle était
devenue toute faible, pareille à celle d'une fillette apeurée.
– J'ai fait boire dix
litres d'eau sulfureuse à la petite Françoise.
– Tu mens, s'écria le
bouc furieux. Ta petite-fille se porte bien. Tu n'as jamais su lui faire
le vrai mal. Prends garde...
– Pitié, pitié, pleura
Maïrine, je fais de mon mieux.
– Non, j'en ai assez de
tes jérémiades et des promesses que tu ne tiens jamais.
– Cette fois-ci, je
ferai tout ce que vous voudrez. Je saurai me rattraper, laissez-moi encore
une chance, par pitié !
– Eh bien ! je vais te
laisser le choix. Tu peux tuer ton coq noir ou bien tuer ton fils Antoine.
– Tuer mon fils ?
– Mais oui, ça
n'est pas difficile. Je vais t'expliquer. Tu grimpes dans la roubine de
Noutès, à l'endroit le plus escarpé. Là où le chemin s'éboule tous les ans
dans le ravin, il y a un pin qui va bientôt être emporté lui aussi. Des
racines de ce pin sont déjà dressées hors de terre. Quand ton fils montera
à l'alpage de Férisson pour le deuxième poids, tu te glisseras entre ces
racines en prenant la forme d'un arceau noueux. Son mulet trébuchera et il
sera précipité dans la roubine où il périra. Mais si tu préfères, tu peux
tuer ce coq noir que Philippine du Panalou t'a donné. Maintenant, je vous
ai assez vus, disparaissez tous !
La grand-mère et la petite-fille se
retrouvèrent dans la cuisine, devant le pignatoun qui fumait encore.
– Que fais-tu ici, à cette heure de la
nuit ?
– Tu vois bien, Maïrine, je suis
descendue. Je ne te voyais plus dans le lit et j'ai cru que tu étais
malade.
– Oui, c'est cela. J'étais venue me faire
une infusion. Va vite te recoucher, ma chérie, ne t'inquiète pas. Je vais
venir.
Dès cet instant, Françoise ne pensa plus
qu'à avertir sa soeur du danger que courait leur père. Elle guettait le
passage des colporteurs, mais aucun d'entre eux ne descendit dans la
vallée. Elle vit des gitans qui s'en allaient aux Saintes, mais
passeraient-ils à Pélasque, et comment leur raconter tout cela ?
Un matin, Maïrine lui dit :
– Ca te ferait plaisir de manger du coq ?
Soupçonnant un piège, elle se garda de
répondre quoique ce soit, ou de manifester sa joie. Mais le soir, le coq
noir était encore en vie. Le lendemain aussi, bien que Maïrine ait déclaré
plusieurs fois :
– J'en ai assez de cette sale bête qui te
martyrise. Si elle continue, elle va passer à la casserole.
Et puis le soir :
– Non, cette charogne est trop vieille,
elle serait immangeable. A moins que nous en fassions un pot-au-feu pour
avoir du bouillon.
Quelques jours après elle n'en parla plus
et, quand elle se croyait seule, elle recommençait à s'adresser à l'animal
comme à une personne tendrement aimée.
Par le fruitier de la vacherie de
Férisson qui était descendu aux provisions, on apprit que le deuxième
poids était fixé au 15 août. C'était une chance car Anaïs ne manquait
jamais le pèlerinage de son village. Les gens de Venanson montaient
toujours à Notre-Dame de Fenestre avec ceux de Saint-Martin-Lantosque,
pour la Sainte-Marie. Toute la famille se retrouva donc, le 14 au soir, à
la ferme de Berthemont.
Dès qu'elle fut seule avec sa mère,
Françoise lui raconta tout. Cette fois-ci, Anaïs comprit qu'il n'était
plus temps d'hésiter. Elle lui promit de l'emmener avec sa soeur à
Fenestre, le lendemain, et de ne plus jamais se séparer d'elle ensuite.
C'était la première
fois que les jumelles avaient la permission de monter à Fenestre car il
fallait partir avant l'aube et marcher de longues heures pour atteindre le
sanctuaire sur la montagne. Anaïs, cette année-là se leva encore plus tôt,
dès qu'elle entendit Maïrine-Soize quitter la ferme. Elle passa à la
remise où elle prit une hache. Elle s'engagea sur le sentier de l'alpage
que son mari allait prendre quelques heures après, pour se rendre à
Férisson. Quand elle arriva à la roubine, la lune éclairait le grand pin.
Elle vit une racine en arceaux qui sortait de terre d'un côté et s'y
enfonçait à nouveau de l'autre. A grands coups de hache, elle la coupa en
deux endroits et redescendit en courant à la ferme, où elle arriva avant
l'aube.
Antoine, Anaïs et
les jumelles cheminèrent ensemble jusqu'à la chapelle Saint-Sébastien,
puis Antoine grimpa sur son mulet et s'engagea vers l'alpage, tandis
qu'Anaïs et les fillettes suivaient la route vers Saint-Martin-Lantosque
et Fenestre.
Pour tous les
quatre, la journée dans la montagne fut longue de mille bonheurs. Quand
ils rentrèrent à la ferme de Berthemont, harassés d'air vif et de soleil,
les yeux remplis d'images merveilleuses, ils trouvèrent Maïrine-Soize au
lit. Les jambes brisées, elle souffrait comme une damnée. Aux voisins
venus la réconforter, on expliqua comment, en changeant une tuile du toit,
elle était tombée sur le soc de la charrue retournée. On la soigna du
mieux que l'on put, mais prise de fières malignes, elle mourut le
lendemain soir.
La semaine suivante, on
tua le coq qui devenait de plus en plus méchant. Quand on voulut le vider
de ses entrailles pour le nettoyer, on s'aperçut que son coeur était aussi
noir que ses plumes. Il fallut tout jeter.
Alain Grinda
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